LES OTAGES DE LA NORME

Michel Herreria & Hugo Lacroix

LES OTAGES DE LA NORME

Michel Herreria & Hugo Lacroix

Logo Script éditions

Préface

De 2010 à 2015, avec Les otages de la norme, Michel Herreria pose un regard poétique et déroutant sur l’image du politique. Cet ensemble de peintures numériques s’intéresse aux manières d’être, de prendre la parole et de prendre corps dans un espace public transformé en un hémicycle médiatique.

Avec son texte La norme est une glu, Hugo Lacroix prolonge la réflexion critique de Michel Herreria sur la notion de norme. À chacune des peintures de l’artiste, l’écrivain associe une citation de la thèse de médecine de Georges Canguilhem Le Normal et le Pathologique. Ainsi, le dialogue entre le texte et l’image est-il orienté par cette question du philosophe : « Dans la mesure où des êtres vivants s’écartent du type spécifique, sont-ils des anormaux mettant la forme spécifique en péril, ou bien des inventeurs sur la voie de formes nouvelles ? »

Ce site-livre édité par Script donne une forme nouvelle à la conversation entre l’écrivain et le plasticien.

La norme est une glu

Hugo Lacroix

Que les normes soient fluctuantes, malléables et pour tout dire plastiques, on le sait mais on l’oublie. Quel jeune homme penserait, devant le sexe épilé, artificiellement enfantin, d’une jeune femme, à se rappeler que cette norme hygiénique récente, arrivée des États-Unis avec les dix ans de retard habituels, s’impose aujourd’hui à la génération même qui à travers d’intenses campagnes d’information préventive, fut depuis sa naissance écartée comme nulle autre des dangers pédophiles ? Les progrès de la norme d’innocence réciproque entre partenaires sexuels ont protégé les filles et les garçons. La norme hygiénique trouble cette homogénéité, livrant l’apparence prépubère à la consommation pubère. Innocemment ou non, la situation se joue de la norme d’éthique sexuelle intransigeante et populaire que l’on sait. Il y a de quoi s’arracher les cheveux ! De quoi rester chauve comme un otage de la norme.


page 4

C’est avec toute l’ambiguïté qui signe un art intéressant, sans message, sans mot d’ordre, qu’un Michel Herreria nous rafraîchit la mémoire sur la destinée des normes : leur plasticité, la fluide métamorphose de règles inélastiques, la membraneuse porosité à l’environnement des mesures envisagées contre le laxisme.
L’artiste vit et travaille à l’ère numérique mais son chewing-gum, son bubble-gum, sa fraise tagada s’introduisent dans nos institutions démocratiques, le Parlement, le Sénat, à la manière du renard éternel dans un poulailler provisoire qu’il nomme quant à soi « la maison dépressive du politique », pour y causer des ravages.

page 5

La barbe à papa, ou quel que soit le nom de ce qui est trop sucré et qui s’étire, devient chair rose, s’incarne biologiquement et menace le personnel démocratique de possession. L’envahissante hyperglycémie dont il est le sujet écœure à vue. On refuse au spectacle de ses maux de rendre au monde politique la compassion qu’il a toujours veillé à mettre au service des valeurs repérables. Les images sont dures, elles provoquent un rire d’acier. Leur impact est celui du mélange contre-nature, celui des procédures d’administration du dessin liées aux équipements informatiques, soudain affublées d’une vitalité picturale trop grande pour elles, beaucoup plus ancienne, à la fois évidente et comme clandestine. Picturalité numérique de contrebande, d’allure baconienne dans ses doubles jeux : publicitaire et dissimulatrice, propre et sale, monstrueuse et régulière. Peinture fille de l’écran et mère du tableau.

page 6

Contemporaine d’un président de la République ouvertement « normal », défrisée par une houle de normes familiales soufflées avec passion à l’encontre d’un projet majoritaire de mariage légal « pour tous », voilà qui situe l’entreprise des otages de la norme dans la polémique immédiate. C’est peut-être malgré le contexte, en dehors de son cadre d’époque, en sublimant sa portée pamphlétaire, que ce travail d’image porte en lui la vieille norme des arts libéraux, laquelle plaçait sur un même rang tous les talents capables de se donner des règles, singulièrement la peinture et la médecine. Les images qu’a créées Herreria associent à nouveaux frais les deux disciplines par la grâce du pinceau électronique, mais il trempe plein pot dans l’angoisse que pourrait susciter un diagnostic sévère ou un bilan pathologique alarmant.


page 7

L’espièglerie d’Herreria ne va pas sans un peu de cette cruauté espagnole qui bonifiait déjà Vélasquez, Zurbarán, Goya. Nos malaises normatifs n’en sortent pas vivants. Dans nos vies humaines cependant, il y aura toujours place pour la norme.

Nous serons toujours au-delà des représentants politiques qui, si on en croit la vox populi, nous représentent de moins en moins, otages de la norme parce qu’otages de la vie. Il est vrai, comme l’écrit le philosophe Georges Canguilhem dans son livre Le Normal et le Pathologique*, prolongement de sa thèse de doctorat en médecine, qu’« En toute rigueur, une norme n’existe pas, elle joue son rôle qui est de dévaloriser l’existence pour en permettre la correction. » Il est vrai d’autre part que dans notre course à la vie, notre propension à la santé, nous intériorisons les mesures à prendre : « S’il existe des normes biologiques c’est parce que la vie, étant non pas seulement soumission au milieu mais institution de son milieu propre, pose par là même des valeurs non seulement dans le milieu mais aussi dans l’organisme même. C’est ce que nous appelons la normativité biologique. » Herreria en fait ses images.

*Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Presses Universitaires de France, 1966


page 8

Déjà, Canguilhem rendait hommage à Wölfflin, historien de l’art, et Sigerist, historien de la médecine, pour avoir attiré son attention sur la parenté intellectuelle qui a pu s’établir entre un Harvey découvrant la circulation du sang et les artistes baroques de la même époque. Ce que Wölfflin dit de l’artiste baroque, qu’il ne voit pas l’œil mais le regard, Sigerist le dit du médecin au début du XVIIe siècle : « Il ne voit pas le muscle, mais sa contraction et l’effet qu’elle produit. Voilà comment naît l’anatomia animata, la physiologie. L’objet de cette dernière science est le mouvement. Elle ouvre les portes de l’illimité. Chaque problème physiologique conduit aux sources de la vie et permet des échappées sur l’infini. Harvey, quoique anatomiste, ne voyait pas dans le corps la forme, mais le mouvement. » Dans le mouvement toujours, la gesticulation et l’hystérie bien plus étranges en complet-veston qu’en clown, les figures d’Herreria emportent une découverte physiologique ; loin de ne fournir qu’un étalon de mesure du normal, la norme doit entrer dans les faits organiquement, par une affectation pathologique justifiant l’hypothèse : et si la norme était une glu ?


page 9

On ne s’en dépêtre pas, elle colle à l’organisme. Elle attaque le cerveau, elle efface le visage. Elle ramène à un douloureux mais caoutchouteux silence le moteur de la parole lorsque gavé de ses propres discours, et alors la face humaine qui reflétait la parole, était son miroir, se perd dans une plaie. Cette chute dans la chair ouverte, on l’appelle crise. Avoir un nom normal, est-ce déjà quelque chose ? Normes des marchés, normes européennes, normes d’urbanisme, normes de pollution, normes de répression, normes de santé publique — il est tellement fatigant d’en parler que déjà le discours politique coagule et se referme avant d’avoir dit la moindre chose. Clôture furtive sur le moment mais qui, peinte pour durer, se révèle pathétique, s’avoue infecte.


page 10

C’est réjouissant, ça donne de l’espoir. La maladie d’un système finit par atteindre dans leur chair ses prisonniers préférés. Fiction ou libération prochaine ? Eux qui, législateurs, statuent sur les filles-mères, comprendront-ils demain l’amour qui pousse les femmes-enfants ? En attendant ce printemps du cœur avec les nymphes et les satyres, un agacement citoyen peut bien nous saisir à la vue de tels politiques qui, tout en se tortillant comme des vers sous les ors de la République, que dédorent les pixels, s’adaptent à la crise, assument leur nouveau visage de tarte rose, allant jusqu’à se draper de l’invalidation qui se déclare en eux comme d’une toge tribunaire. À un Francis Bacon se superpose un Honoré Daumier. Fauteuils moelleux, doubles rideaux et lustres ne paraissent plus très utiles. La maladie, non conservatrice, casse l’ambiance. Le masque oblitérant l’identité au cours des rituels sado-masochistes et la coulure des chairs à Hiroshima se télescopent. Il faudra tout changer.

page 11

Commentant les idées de Leriche, un chirurgien, Canguilhem souligne combien l’anormal précède le normal et le conditionne : « Des normes ne sont reconnues pour telles que dans des infractions. Des fonctions ne sont révélées que par leurs ratés. La vie ne s’élève à la conscience et à la science d’elle-même que par l’inadaptation, l’échec et la douleur. » Dynamique négative exclue du récit politique, ou revêtue de sucre à confire les fruits de l’expérience ainsi qu’à normaliser les desserts de l’existence. « Mais il suffit qu’un individu s’interroge dans une société quelconque sur les besoins et les normes de cette société et les conteste […], pour qu’on saisisse à quel point le besoin social n’est pas immanent, à quel point la norme sociale n’est pas intérieure, à quel point en fin de compte la société, siège de dissidences contenues ou d’antagonismes latents, est loin de se poser comme un tout. » Le philosophe-médecin qui rend ce bel hommage à l’individualité se conduisit en homme face à Vichy et contre Berlin.


page 12

J’ai montré les images d’Herreria à un adolescent qui remarquait çà et là sur les bancs de l’Assemblée, la présence de quelques Dark Vador aux têtes en combustion achevée, occupés à la production de l’ombre en retrait des voyants post-visages des autres, lesquels eux aussi évoquaient à ce garçon sa culture cinéphile populaire : dans The Wall, les écoliers que l’uniformité des masques qu’ils portent, celui des punis, prive d’être eux-mêmes. Et voilà stimulé un imaginaire d’étoiles et de murs d’école guettés par le fascisme ou un succédané plus passe-partout.


page 13

Broyer du noir se justifie, tout n’est pas rose en politique. Tel croyait prêter l’oreille à une éminence grise, qui hissait au pouvoir un sombre espion ; sous le feu de l’information parfois, le sucre brûle. Comme à Naples au Nouvel An, du Charbon de la Sorcière (Carbone della Beffana, gros sucre noirâtre, une épreuve pour les dents) supplante alors la guimauve dans les débats. Ça croque.

page 14

Les figures noires, creusées, qui est-ce ? Des députés qui se sont usés à la tâche ? Autant de normes, autant de batailles pour que s’imposent à l’environnement les valeurs antitabagiques, ou pour aider la téléphonie mobile à déployer sa joyeuse dynamique de sociabilité ouverte. La nouveauté veut la normalité. La foufoune hygiénique ne devrait pas longtemps échapper à la règle. Sans elle, une femme passerait pour sale, comme un fumeur devient anormal, de même le non-mobile non-connecté.


page 15

L’histoire de la recherche médicale fait état d’un chien, objet d’une ablation du pancréas. L’intérêt des chercheurs portait sur la digestion, le rôle qu’y tient notre pancréas. Un laborantin se montrait étonné par la quantité insolite des mouches qu’attirait le cobaye après son opération. On observa que ses urines étaient sucrées. Cela révélait la fonction du pancréas : régulation de la glycémie.

page 16

Les larmes de certains diabétiques coulent sucrées, quelle que soit l’amertume du chagrin qui les leur procure. En démocratie, l’hyperglycémie du propos politique dérive sans doute de la vocation parlementaire, la recherche d’un consensus. L’arracher à la vie elle-même ferait perdre du temps. Mais le compte est vite fait des normes consensuelles pouvant rentrer dans le pot commun. Ce sont celles qui surnagent quand on a détourné les yeux des injustices tous ensemble.

La prochaine prise de la Bastille serait donc celle d’un moulin à sucre. Nos sentiments et leurs anomalies, nos amours, constitueraient les armes d’assaut.


page 17

Les otages de la norme

Michel Herreria

“Une fonction pourrait être dite normale aussi longtemps qu’elle est indépendante des effets qu’elle produit. L’estomac est normal aussi longtemps qu’il digère sans se digérer.”


page 19

“Leriche : La douleur-maladie est en nous comme un accident qui évolue au rebours des lois de la sensation normale… Tout en elle est anormal, rebelle à la loi.”

page 20

“La maladie nous révèle des fonctions normales au moment précis où elle nous en interdit l’exercice.”


page 21

“Nous payons du retard apporté souvent à ressentir nos dérèglements internes la prodigalité avec laquelle notre organisme a été construit, ayant trop de tous ses tissus : plus de poumon qu’il n’en faut pour respirer à la rigueur, plus de rein qu’il n’en faut pour sécréter l’urine à la limite de l’intoxication, etc.”


page 22

“Il semble difficile d’affirmer que l’état infectieux n’apporte dans l’histoire du vivant aucune discontinuité réelle.”


page 23

“Dans la mesure où des êtres vivants s’écartent du type spécifique, sont-ils des anormaux mettant la forme spécifique en péril, ou bien des inventeurs sur la voie de formes nouvelles ?”

page 24

“Le normal, en matière biologique, ce n’est pas tant la forme ancienne que la forme nouvelle, si elle trouve les conditions d’existence dans lesquelles elle paraîtra normative, c’est-à-dire déclassant toutes les formes passées, dépassées et peut-être trépassées.”

page 25

“L’homme normal c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques.”


page 26

“La volonté humaine et la technique humaine peuvent faire de la nuit le jour non seulement dans le milieu où l’activité humaine se développe, mais dans l’organisme même dont l’activité affronte le milieu.”


page 27

“La frontière entre le normal et le pathologique est imprécise pour des individus multiples considérés simultanément, mais elle est parfaitement précise pour un seul et même individu considéré successivement.”

page 28

“Ce qui caractérise la santé c’est la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles.”

page 29

“Le vivant ne vit pas parmi des lois, mais parmi des êtres et des événements qui diversifient ces lois. Ce qui porte l’oiseau c’est la branche et non les lois de l’élasticité.”

page 30

“Nageotte appelait névrome d’amputation le bouton renflé, souvent très gros, fait de cylindraxes et de névroglie qui se forme au bout central d’un nerf sectionné.”


page 31

“L’homme sain ne se dérobe pas devant les problèmes que lui posent les bouleversements parfois subits de ses habitudes, même physiologiquement parlant ; il mesure sa santé à sa capacité de surmonter les crises organiques pour instaurer un nouvel ordre.”


page 32

“Contre certains médecins trop prompts à voir dans les maladies des crimes, parce que les intéressés y ont quelque part du fait d’excès ou d’omissions, nous estimons que le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie humaine.”

page 33

“Certes, l’excrément d’un vivant peut être aliment pour un autre vivant, mais non pour lui. Ce qui distingue un aliment d’un excrément ce n’est pas une réalité physico-chimique, c’est une valeur biologique.”


page 34

“À l’inverse de l’artiste classique, l’artiste baroque ne voit dans la nature que ce qui est inachevé, virtuel, non encore circonscrit.”

page 35

“Nous pourrions dire des deux concepts de Norme et de Normal que le premier est scolastique tandis que le second est cosmique ou populaire. Il est possible que le normal soit une catégorie du jugement populaire parce que sa situation sociale est vivement, quoique confusément, ressentie par le peuple comme n’étant pas droite.”


page 36

Textes
Hugo Lacroix

Peintures numériques
Michel Herreria

Design graphique
antoine Rathier

Achevé de programmer
Novembre 2024

ISBN : 978-2-911511-50-9
EAN : 9782911511509


17bis Avenue Salvador Allende
33 130 Bègles
05 56 49 38 34
script-bordeaux.fr

Dépôt légal : Novembre 2024 © Script
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75 006 Paris).

Script, association artistique et culturelle
est soutenue par la Région Nouvelle-Aquitaine, le Département de la Gironde
et la Ville de Bègles.